Hormis ceux qui déjeunent au caviar, peu nombreux sont ceux qui mangent du filet de bœuf quotidiennement. La noblesse de ce morceau est un délice gastronomique, mais c’est également un crève-cœur pour le portemonnaie. Avec un prix qui avoisine généralement 100 fr. le kilo, l’amateur de bonne chère doit lâcher grosso modo 20 fr. pour un pavé de 200 g.
A ce tarif-là, la qualité se doit d’être irréprochable. Les morceaux devraient avant tout être tendres à souhait et sans fausse note gustative. En collaboration avec l’émission On en parle (RTS – La Première), nous avons donc voulu savoir si les enseignes ne vendaient pas des vessies pour des lanternes. Aussi, nous avons mandaté l’Agroscope, à Posieux, pour analyser la tendreté, les aspects gustatifs et les pertes d’eau de 14 filets de bœuf achetés à deux reprises dans les mêmes enseignes (lire «Les critères du test)».
Des saveurs désagréables
Les notes obtenues ne sont guère appétissantes pour la moitié des points de vente qui terminent avec la mention «peu satisfaisant». C’est que six d’entre eux ont écopé de points de pénalité en raison de flaveurs jugées anormales par les experts. En l’occurrence, il s’agissait de saveurs fortes et désagréables (gibier, rance, poisson, métal, etc.).
Tous les commerces prétendent n’avoir eu aucune réclamation de leur clientèle. Pour Pierre-Alain Dufey, collaborateur scientifique à l’Institut des sciences en production animale de l’Agroscope, les défauts en question ne sont pas pour autant acceptables: «Ce sont des goûts incommodants et même repoussants, dans certains cas, qui n’ont rien à faire dans de tels produits. Ils indiquent que la maturation et le stockage de la viande n’ont pas été correctement maîtrisés.»
Lanterne rouge, le filet de bœuf standard de Manor a été doublement sanctionné: les deux échantillons dégageaient des saveurs dérangeantes. Manor s’en dit très étonné: «Nos tests et nos contrôles internes n’ont jamais révélés de tels résultats. Nous en avons pris acte et avons contacté notre fournisseur pour l’en informer.»
Cinq autres produits ont perdu un point en raison de flaveurs anormales sur l’un des deux échantillons. Aligro estime que la qualité de la viande peut différer d’une bête à l’autre et que la catégorie – classique, premium ou bio – peut expliquer des différences importantes.
Epinglés également, le filet de bœuf à la coupe de Migros et le Qualité & Prix de Coop conditionné sous vide. Pour Migros, une telle anomalie peut notamment découler d’une chaîne du froid mal respectée ou d’un problème de refroidissement des carcasses après l’abattage. Pour Coop, le goût dépend de nombreux facteurs (fourrage, élevage, cuisson, etc.). A l’entendre, il n’y aurait aucun problème à déplorer: «Après avoir pris connaissance de vos résultats, nous avons entrepris une nouvelle dégustation des filets de bœuf: ils correspondaient à nos hautes exigences.»
Des morceaux riquiqui
Deux commerces indépendants ont, eux aussi, été pénalisés d’un point pour des défauts de goût prononcés. A la Boucherie de la Fontaine, à Peseux, c’est le deuxième achat qui a posé problème. Son patron, Jean-Pierre Christen se dit navré: «Je connais pourtant bien mes fournisseurs et je rassis moi-même ma viande. Si j’avais constaté des anomalies, je ne l’aurais pas mise en vente.» La Boucherie Ayer, à Fribourg, a été sanctionnée sur le premier lot. Christian Ayer se dit très déçu: «J’achète toute l’année des aloyaux que je sélectionne moi-même. En décembre, les ventes sont plus importantes et j’achète des découpes déjà désossées et parées. Peut-être que l’échantillon était un peu trop rassis.»
Le Bio Naturaplan de Coop est le septième produit à avoir été dévalué (0.5 point). Il l’a été pour une autre raison que les six autres: «Les morceaux sont inappropriés, beaucoup trop petits et peu présentables. Il s’agit de l’extrémité de têtes de filet qui ne se vendent normalement pas comme steaks de filet», précise Pierre-Alain Dufey. Coop s’estime dans son bon droit: «La dénomination des morceaux de viande se conforme aux règles de l’Union professionnelle suisse de la viande. Or, la tête du filet fait partie du filet et peut être vendue comme telle.» Une justification peu déontologique et pingre vu le prix très élevé (109 fr./kg) du produit.
Globalement tendres
Au niveau de la tendreté, la Boucherie de la Fontaine et Aligro sont les seuls à avoir décroché une note «peu satisfaisant». Pour le reste, les résultats sont plutôt bons si on les compare aux surprenantes observations faites par l’Agroscope en 2009 (lire encadré). Vainqueur de notre test, le filet de bœuf de Globus partage la palme de la tendreté avec le Qualité & Prix de Coop.
Pour les aspects gustatifs, l’écart entre les meilleurs et les moins bons est très réduit. Hormis la viande de la Boucherie Papaux à Fribourg qui s’est montrée légèrement en deçà de ses concurrents (4.3), tous les commerces ont décroché une note oscillant entre 4.6 et 4.8.
De l’eau à souhait
Les pertes d’eau totales ont été très contenues (env. 17%) dans le produit Premium de Manor, ainsi que dans les filets à la coupe de Globus et de Coop. A l’autre extrémité, les morceaux Naturaplan Bio de Coop ont perdu énormément d’eau avec une pointe à 28% pour le premier échantillon! Pour Pierre-Alain Dufey, ce résultat est impossible à interpréter, vu le nombre de paramètres qui peuvent l’influencer. Dans tous les cas, cela fait beaucoup de liquide qui participe au poids, et donc au prix du produit…
Yves-Noël Grin
En détails
Les critères du test
Les filets de bœuf proviennent de cinq grandes surfaces et de cinq boucheries indépendantes situées dans les cantons de Fribourg, de Neuchâtel et de Vaud. Nous sommes passés à deux reprises dans chaque commerce, la première fois entre le 11 et le 12 décembre 2013, la seconde entre le 16 et le 17 janvier 2014. A chaque passage, nous avons acheté deux morceaux au moins d’une épaisseur minimale de 2 cm. La viande a ensuite été confiée à l’Institut des sciences en production animale de l’Agroscope de Posieux. Fruit de la moyenne des deux relevés, les résultats se basent sur les critères suivants.
- Tendreté: l’évaluation a été à la fois mécanique et humaine. Les spécialistes ont procédé à un carottage pour prélever des morceaux de grandeur et d’épaisseur identiques sur chaque échantillon. Ils les ont placés dans une machine spécifique qui calcule la force de cisaillement en kilos (kgf) nécessaire pour couper la viande. Plus les valeurs étaient faibles, mieux le produit a été noté.
Parallèlement, un autre échantillon de chaque filet de bœuf a été cuit pendant six min à 170°C sur un gril à induction pour les besoins de l’analyse sensorielle. Un panel de huit dégustateurs spécialisés de l’Agroscope a alors noté chaque morceau. - Aspects gustatifs: au cours de l’analyse sensorielle, les spécialistes ont relevé l’intensité du goût. Plus elle était élevée, mieux le produit a été noté. La jutosité des viandes a été évaluée de la même manière.
- Pertes totales en eau: les morceaux frais ont été d’abord pesés, puis congelés à une température de –20°C. Ils ont ensuite été dégelés en douceur: 24 heures à 2°C, puis 1 heure à température ambiante. Ils ont ensuite été pesés une deuxième fois pour déterminer les pertes après décongélation. Ils sont repassés sur la balance 1 min après avoir été cuits pour mesurer les pertes après cuisson. Ces valeurs ont alors permis de calculer les pertes d’eau totales de chaque filet.
Eclairage
Pas si tendre, le filet
En 2009, l’Agroscope de Posieux avait réalisé une première enquête sur neuf muscles vendus comme steaks sur le marché suisse, de l’aiguillette au romsteck en passant par le filet. L’étude avait porté sur 240 échantillons prélevés dans 42 boucheries.
L’énorme surprise: les mauvais résultats obtenus par le filet de bœuf sur le critère de la tendreté. «On attend de ce morceau qu’il se distingue des autres sur ce point. Mais il n’était classé que 7e, loin derrière l’entrecôte qui avait terminé en tête», rapporte Pierre-Alain Dufey, collaborateur scientifique à l’Institut des sciences en production animale (IPA) de l’Agroscope de Posieux. Les spécialistes de l’IPA savent que le filet est un muscle très délicat. Leurs investigations ont montré qu’un phénomène de contracture musculaire lors de l’abattage expliquerait ces mauvais résultats. Mais, pour l’heure, son déclenchement reste assez obscur.
Par rapport aux données récoltées en 2009, les échantillons de notre test auraient fait remonter les filets de bœuf en deuxième position. Gageons que la nouvelle étude que l’Agroscope va mener cette année sur le sujet confirme ce redressement du morceau le plus noble.